3 | Le Monde diplomatique – MARS 2024
Après la loi sur l’immigration, la fin annoncée du droit du sol à Mayotte
Des « sages » qui se tiennent sages
Le 25 janvier dernier, le Conseil constitutionnel français a censuré partiellement la loi dite « immigration ». La droite a dénoncé le « gouvernement des juges ». La gauche a pu saluer une victoire. Syndicats et asso ciations ont vécu cela comme un soulagement. Mais cette décision met surtout en évidence la soumission du Conseil à l’exécutif, et une démocratie de pacotille.
Par Lauréline Fontaine *
Sous un régime où le pouvoir exécu- tif dicte sa loi, attendre quelque chose du Conseil constitutionnel, c’est comme jouer à la loterie : la plupart du temps on perd ; mais, comme il arrive qu’on gagne, on peut continuer à jouer. Telle serait à première vue la leçon à tirer de la décision rendue sur la loi dite « immigration » le 25 jan- vier 2024 (1). Le Conseil a invalidé trente- cinq dispositions, preuve qu’il jouerait son rôle de contre-pouvoir, et surtout de défen- seur des droits et libertés, à propos d’un texte qui les mettait à rude épreuve. Mieux qu’en avril 2023 sur les retraites donc. Et sur la prochaine révocation du droit du sol à Mayotte ? Lire sa décision du 25 janvier dernier incite à la prudence.
Le projet présenté à l’origine par M. Gérald Darmanin en ressort quasi intact : alors que le ministre de l’intérieur y durcissait le sort réservé aux immigrés, y accentuait l’inégalité entre résidents en France et y remettait en cause la solidarité républicaine, ce n’est pas son texte mais celui adopté par le Parlement qui a posé problème au Conseil constitutionnel. Ses « sages » n’ont en effet pas pris la peine d’engager une discussion sérieuse sur le respect des principes politiques protégés par la Constitution, leur signification historique et sociale ou leurs implications. Ce qui aurait nécessité de mettre sur le même plan les dispositions d’origine et celles introduites par amendements.
Au lieu de cela, le Conseil a, pour l’essentiel, préféré recourir à la technique commode dite des « cavaliers législatifs » : sans explication, il décide qu’un article (ou un alinéa) ajouté par les parlementaires n’a aucun rapport avec le texte initial du gouvernement, et il le censure pour ce motif. Mais comment la haute juridiction peutelle, par exemple, aller jusqu’à affirmer dans sa décision qu’il n’y a pas de rapport entre le durcissement des conditions de séjour d’un étranger marié avec un ressortissant français et une loi dont l’objet est de « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » (son intitulé officiel), pour en conclure que la mesure n’aurait pas dû figurer dans le texte ? Personne ne le comprend. Sauf peut-être les experts, qui saluent la constance de la jurisprudence des « sages » – pourtant discutable – et ce faisant légitiment la critique – pas tout à fait inédite – du « gouvernement des juges ».
Or le vrai défaut de la décision en trompe-l’œil du 25 janvier tient plutôt à ce que le Conseil ne s’y fait pas assez « juge ». Il y a la forme – une motivation indigente – mais surtout le fondement constitutionnel donné à l’extension continue des prérogatives du pouvoir exécutif. Car le Conseil consent à ce que le président de la République et le gouvernement s’affranchissent des règles du jeu constitutionnel, ou jouent avec, au détriment du Parlement. On doit à cet égard rapprocher la décision « immigration » de celle rendue le 14 avril 2023 sur la loi de financement rectificative de la Sécurité sociale (décision dite « retraites ») (2). Dans les deux cas, le Conseil a validé des usages et mésusages inédits – voire revendiqués – du texte constitutionnel, sans même énoncer les questions de principe qui auraient, à ce titre, mérité discussion.
La décision « retraites » examinait plusieurs problèmes. D’abord, le recours à un projet de loi de financement de la Sécurité sociale : l’article 47-1 de la Constitution permet à l’exécutif de faire peser la menace d’une adoption du texte sans vote. Le choix d’une telle procédure en 2023 pour réformer le système des pensions révélait l’intention du gouvernement de contourner la démocratie parlementaire. Aux termes de l’article 34 de la Constitution, la détermination des principes fondamentaux de la Sécurité sociale relève de la seule compétence des représentants élus de la nation, en particulier la fixation de l’âge légal de départ. Dans sa décision d’avril 2023, le Conseil expédie le problème. Les dispositions de la loi réformant les retraites, estimet-il, auraient bien un « effet » financier, ce qui en ferait des mesures de financement au sens de l’article 47-1. Toute personne qui gère un budget connaît pourtant la différence entre une mesure qui a un effet financier (partir en vacances) et une mesure de financement (faire des économies). L’erreur est patente, mais pas involontaire. Et pas non plus isolée.
son secrétariat général ne permettent de le comprendre (3). Fin de la discussion.
Ignorance et impuissance Les « sages », dans leur décision d’avril 2023, avaient aussi à statuer sur l’utilisation frénétique d’instruments constitutionnels qui permettent de cir- conscrire la discussion au Parlement ou de passer outre son vote. Non pas seu- lement celui prévu à l’article 47-1 de la Constitution, mais aussi, tour à tour, ceux figurant à l’article 44-3 – le « vote bloqué » devant le Sénat – et au troi- sième alinéa de l’article 49 – le fameux « 49-3 » devant l’Assemblée nationale. Aucun gouvernement n’avait jamais tenté pareille accumulation de manœuvres. Les juges constitutionnels ont seulement trouvé l’empilement « inhabituel ». Avant d’affirmer, sans plus de précision, qu’« en l’espèce », cette « utilisation combinée des procédures (…) n’a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution ». Mais dans quelles cir- constances la combinaison de manœuvres aurait eu un tel effet ? Et qu’aurait pu ten- ter de plus le gouvernement qui lui aurait en fin valu la censure du Conseil ? Ni la décision ni le commentaire élaboré par
Les saisines parlementaires du Conseil constitutionnel soulevaient en dernier lieu le problème des estimations erronées sur le montant des pensions délivrées par le gouvernement au cours des débats à l’Assemblée et au Sénat, en particulier sur le minimum de 1 200 euros, les conditions pour en bénéficier, le nombre de bénéficiaires… Les « sages » ont choisi de n’en tirer, là encore, aucune conséquence, « dès lors que ces estimations ont pu être débattues ». Pourquoi en effet les ministres s’embêteraient-ils à fournir des informations exactes aux parlementaires ? In fine, la décision élaborée rue de Montpensier autorise l’exécutif à balader les représentants du peuple, en leur racontant n’importe quoi ou en s’arrangeant avec les règles, sans plus s’embarrasser de l’équilibre des pouvoirs. En faisant abstraction de la raison d’être d’une Constitution, en somme.
* Professeure de droit public et constitutionnel à l’université Paris-III (Sorbonne Nouvelle). Auteure de La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, Éditions Amsterdam, Paris, 2023.
La décision « immigration » du 25 janvier 2024 procède de la même logique. En plus de statuer sur la conformité à la norme suprême du contenu de la loi,
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LIU BOLIN. – D’après « La Liberté guidant le peuple », 2013
elle devait répondre à deux questions importantes, sur les conditions de son adoption et sur la forme de la saisine du Conseil constitutionnel par le chef de l’État. En premier lieu, au mépris du principe de sincérité des débats législatifs, après l’adoption d’une motion de rejet de son texte le 11 décembre 2023 et une négociation avec Les Républicains, le gouvernement a demandé le vote de dispositions dont il savait, et disait, l’inconstitutionnalité. Puis le président de la République, pourtant gardien des institutions en vertu de l’article 5 de la loi fondamentale, a légitimé ce choix, quand bien même « il y avait des articles qui n’étaient pas conformes à notre Constitution » (France 5, 20 décembre 2023). Par le silence finalement gardé à ce sujet, les magistrats ont validé la constitutionnalité d’une instrumentalisation politique de l’inconstitutionnalité.
Le sermon de leur président Laurent Fabius, qui rappelait le 8 janvier dernier à M. Emmanuel Macron que le Conseil n’est pas « une chambre d’appel des choix du Parlement », avait tout d’une mascarade (4). Car, il faut le souligner, alors que le Conseil constitutionnel a plutôt vocation à censurer tout ou partie d’une loi après son adoption au Parlement, sa décision du 25 janvier consiste, à l’inverse, à sauver la version de la loi immigration défendue par le gouvernement après que l’Assemblée nationale l’avait rejetée le 11 décembre.
que M. Fabius dirige l’institution. Sous sa présidence, en novembre 2022, le Conseil a ainsi renversé sa jurisprudence sur « la pratique de contrôles d’identité généralisés et discrétionnaires »:alors que, depuis 1993, elle les jugeait « incompatibles avec le respect de la liberté individuelle (7) », les « sages » les acceptent désormais à Mayotte au seul motif que le territoire « est soumis à des risques particuliers d’atteinte à l’ordre public (8) ».
Comment ne pas redouter une transposition de ce raisonnement à la dérogation au droit du sol dans le département ? Deux options s’offrent à M. Darmanin pour concrétiser son annonce du 12 février dernier. Soit le gouvernement opte pour une révision constitutionnelle. Dans cette hypo-
thèse, « le Conseil n’est pas consulté », comme l’a rappelé M. Fabius en renvoyant à la lettre de l’article 89 (France Info, 14 février 2024). Si la même disposition de la loi fondamentale fixe une limite à ces révisions – « la forme républicaine du gouvernement est intangible » –, les magistrats ont de toute façon explicitement exclu de les contrôler dans une décision de 2003 (9). Soit le ministre tente plutôt de faire adopter une loi ordinaire dont le Conseil constitutionnel serait à coup sûr saisi par l’opposition. Mais en l’état actuel de sa jurisprudence, et au vu des coudées toujours plus franches laissées au pouvoir exécutif, cela reviendra à actionner un bandit manchot en espérant que les dollars s’affichent dans les trois cases.
(1) Conseil constitutionnel, décision n° 2023863 DC du 25 janvier 2024, loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, www.conseilconstitutionnel.fr
(2) Conseil constitutionnel, décision n° 2023849 DC du 14 avril 2023, loi de financement rectif icative de la Sécurité sociale pour 2023, www.conseil-constitutionnel.fr
(3) Conseil constitutionnel, commentaire de la décision n° 2023-849 DC du 14 avril 2023, www.conseil-constitutionnel.fr
(4) Abel Mestre, « Loi “immigration” : quand le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, tance Emmanuel Macron sur l’État de droit », Le Monde, 8 janvier 2024.
(5) Conseil constitutionnel, décision n° 2022152 ORGA du 11 mars 2022 portant règle-
ment intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les déclarations de conformité à la Constitution, www.conseilconstitutionnel.fr
(6) Lire « Du bon usage de la Constitution », Le Monde diplomatique, avril 2023.
(7) Conseil constitutionnel, décision n° 93-323 DC du 5 août 1993, loi relative aux contrôles et vérif ications d’identité, www.conseil-constitutionnel.fr
(8) Conseil constitutionnel, décision n° 2022-1025 QPC du 25 novembre 2022, www.conseil-constitutionnel.fr
(9) Conseil constitutionnel, décision n° 2003469 DC du 26 mars 2003, révision constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République, www.conseil-constitutionnel.fr
En second lieu, confortant l’esprit de hauteur dont le président estime devoir faire preuve à l’égard des autres institutions, M. Macron a saisi la haute juridiction sans invoquer, constate le Conseil dans sa décision « immigration », « aucun grief particulier à l’encontre de la loi ». Il s’agissait, ainsi, d’une saisine dite « blanche », comme celle de Mme Élisabeth Borne, alors première ministre, après l’adoption de la réforme des retraites en 2023 ; une saisine en principe irrecevable (5). Mais sur ce point, en 2024 comme en 2023, le Conseil constitutionnel a choisi de ne rien dire. Et raté, une fois de plus, l’occasion de manifester son indépendance vis-à-vis de l’exécutif ; la validation implicite de ses mésusages de la Constitution en fait un pouvoir peu contrôlé, peu responsable, seul titulaire d’une vérité constitutionnelle sur laquelle le Conseil ne prend de toutes les façons pas la peine de se pencher.
ISRAËL PA LESTINE Une terre à vif
Cette faiblesse n’est pas tout à fait nouvelle. Elle tient au profil des membres de la haute juridiction, souvent d’anciens professionnels de la politique, à leur ignorance du droit ou encore au peu de moyens mis à leur disposition (6) ; mais jamais elle n’avait atteint le niveau observé depuis
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