Et DéférENcE prOgOuvErNEmENtalE
des médias en Allemagne
5 | LE MONDE diplomatique – MARS 2024
sur les successions (13). En Allemagne comme ailleurs, la collusion entre puissance médiatique et puissance d’argent ne fait guère les gros titres.
À ces rapports ambigus entre pouvoir économique et contrepouvoir s’ajoutent d’autres éléments qui corsètent la diversité des opinions et l’autocritique. Harald Welzer rappelle que les grands moyens d’information, même s’ils appartiennent à des entreprises concurrentes, convergent de plus en plus sur certains sujets et développent avec le reste des classes dirigeantes une sorte d’esprit de corps et de pensée de groupe qui conf ine parfois au panurgisme. Comme l’avait observé dans les années 1970 le psychologue social Irving Janis, l’appartenance à un cercle élitaire ne favorise pas les décisions rationnelles lorsqu’il s’agit de faire face à une crise, comme, à l’époque, l’échec de l’invasion américaine de la baie des Cochons à Cuba (1961) ou l’escalade de la guerre du Vietnam. Au contraire, le groupe a tendance à écarter les points de vue divergents et à combattre les solutions de rechange (14).
On a pu observer cette disposition chez les dirigeants éditoriaux allemands non seulement lors de la guerre en Ukraine, mais également au moment de la pandémie de Covid-19 : passant au crible un large échantillon d’articles et de reportages issus de onze des principaux médias allemands entre janvier 2020 et avril 2021, des chercheurs ont montré que 1,6 % seulement de ces productions mentionnaient les points de vue hostiles aux mesures gouvernementales de lutte contre la propagation du virus, notamment de confinement. En outre, leurs conséquences négatives étaient très rarement évoquées. « La couverture, expliquent les chercheurs, était à la fois progouvernementale et critique : progouvernementale car les médias, à l’instar des politiques, réclamaient majoritairement des mesures draconiennes ; critiques car ces mesures apparaissaient trop timorées et trop tardives aux yeux des journalistes (15). »
Die Tageszeitung, a conclu (7 janvier 2024) : « De nombreux journalistes dans ce pays se considèrent avant tout comme les gardiens de la raison d’État. Ils sont plus occupés à condamner les opinions divergentes qu’à remettre en question le rapprochement de l’Allemagne avec Israël. Au lieu d’informer leurs lecteurs, ils font du prosélytisme. En tant que quatrième pouvoir, ils échouent. »
Peut-on dater la radicalisation de cette forme de « pensée unique » en Allemagne ? Selon Krüger, un net changement est intervenu entre 2013 et 2015. S’il avait jusqu’alors critiqué sans diff icultés le fonctionnement de l’univers journalistique, le chercheur se montre depuis plus prudent dans ses déclarations publiques car la critique des médias est désormais associée au complotisme d’extrême droite.
L’explication tient à une double débâcle, politique et idéologique. En 2013 naît le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD), alors populiste de droite ; il s’oriente progressivement vers l’extrême droite et représenterait, dix ans plus tard, selon les sondages, la deuxième force en Allemagne. Presque simultanément, en 2014, le mouvement « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident » (Pegida), également de droite extrême, bénéficie d’une énorme attention journalistique, bien qu’il ait rarement réussi à mobiliser plus de quelques milliers de personnes. Mais la dénonciation de la Lügenpresse (« presse mensongère ») est omniprésente dans ses cortèges.
« Oser plus de dictature » L’attributiON d’étiquettes déva- lorisantes comme « négationnistes du Covid » ou « covidiots » motivée par un principe de division du monde entre le bien et le mal a trop souvent dominé les débats. Pour Heribert Prantl, membre de la rédaction en chef de la Süddeutsche Zeitung jusqu’en 2019, ces propos dédaigneux constituent un abus de la liberté de la presse. « Les journalistes devraient se battre avec des arguments, pas avec des jurons », nous explique-t-il. Face au virus, des journaux de référence ont publié des points de vue qu’ils auraient jugés inac- ceptables en d’autres circonstances, comme cette tribune de l’écrivain Tho- mas Brussig au titre tout à fait sérieux, « Oser plus de dictature », parue dans la Süddeutsche Zeitung (9 février 2021), ou celle de deux universitaires dans Die Zeit (23 juillet 2021) : « Une discrimi- nation des personnes non vaccinées est éthiquement justifiée ». Pour Prantl, c’est précisément lorsque les pou- voirs exécutif, législatif et judiciaire imposent à l’unisson une restriction des droits fondamentaux que le « quatrième pouvoir » doit intervenir comme force corrective.
La guerre à Gaza offre un nouvel exemple de la convergence des grands médias allemands et du pouvoir d’État. La déclaration manifestement erronée du chancelier allemand Olaf Scholz selon laquelle « Israël agit conformément aux droits humains et internationaux » et que prétendre le contraire serait « absurde » (14 novembre 2023) n’a suscité pratiquement aucune critique de la part des grands médias allemands. Lesquels évitaient soigneusement de traiter l’angle du droit international. Trois mois après l’attaque du 7 octobre, Daniel Bax, rédacteur du quotidien
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CHRISTIAN SCHANZE. – « Foule n° 2 », 2017
Or ce slogan porte une histoire longue et mouvementée. Après la révolution allemande de mars 1848, il a surtout été utilisé par les conservateurs contre la presse libérale et de gauche, parfois avec une connotation antisémite. Pendant la première guerre mondiale, on qualifie ainsi toute presse hostile au point de vue allemand, une tradition poursuivie par les nazis. Toutefois, le terme « Lügenpresse » se lisait également sous la plume des acteurs du mouvement ouvrier pour fustiger la propagande antisyndicale des grands groupes de médias, ainsi que par les auteurs en exil pour désigner les publications nationales-socialistes.
Au fur et à mesure que les forces de la droite extrême récupéraient la formule au début du xxie siècle, l’idée même de contester le journalisme dominant s’est trouvée associée dans le débat public à des idéologies complotistes et racistes. Cette situation a favorisé une polarisation fatale : alors que les cercles de droite occupaient grossièrement le terrain de la critique de l’information, de nombreux médias de référence, murés dans une mentalité obsidionale, réfutaient toute mise en cause de leur fonctionnement au nom de la sauvegarde de la démocratie libérale menacée par les foules fascisantes. Entre ces deux mâchoires, l’espace pour une critique rationnelle et systémique des médias allemands se raréfie. Fabian Scheidler.
(13) Harald Schumann : « Beenden wir das Rattenrennen ! Was kritischer Journalismus heute bedeutet », Blätter für deutsche und internationale Politik, vol. 63, n° 3, Berlin, 2018.
(14) Irving Janis, Victims of Groupthink : A Psychological Study of Foreign-Policy Decisions and Fiascoes, Houghton Mifflin, Boston, 1972.
(15) Marcus Maurer, Carsten Reinemann et Simon Kruschinski, « Einseitig, unkritisch, regierungsnah ? Eine empirische Studie zur Qualität der journalistischen Berichterstattung über die Corona-Pandemie », Rudolf Augstein Stiftung, octobre 2021, https://rudolfaugstein-stiftung.de
La dispar it ion d’une école contestataire DE la fin de la seconde guerre mondiale aux années 1980, une analyse des grands moyens d’infor- mation, souvent d’inspiration marxiste, a fleuri dans de nombreuses universités allemandes. Elle s’inté- resse aux rapports de propriété, à la critique idéolo- gique et à l’industrie culturelle. Des auteurs de l’École de Francfort comme Theodor Adorno, Max Horkhei- mer et Herbert Marcuse marquent l’époque (1). En 1962, le philosophe Jürgen Habermas publie sa thèse d’habilitation intitulée L’Espace public. Archéolo- gie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Son diagnostic : la culture du débat, encore relativement ouverte au milieu du xixe siècle, a été remplacée par une « reféodalisa- tion » de la sphère publique due à l’essor des médias de masse oligopolistiques et des relations publiques.
Der Spiegel pour transformer tout événement en histoire personnalisée et chargée d’émotions. Pour y parvenir, Der Spiegel doit, selon Enzensberger, « interpréter les faits, les ordonner, les modeler, les arranger, mais il ne doit pas l’avouer. (…) Je ne connais aucune publication qui soit allée plus loin que Der Spiegel dans la technique de la suggestion, de l’allusion et de l’insinuation. Or cette technique n’éclaire pas la vérité, mais la paralyse ». Der Spiegel a lui-même publié (5 mars 1957) cette critique accablante – un moment de réflexivité difficilement envisageable de nos jours.
celier Helmut Kohl dans les années 1980, inspiré par les gouvernements conservateurs de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, la critique émancipatrice des médias s’estompe tant dans les milieux militants qu’universitaires. Le tête-à-queue de la faculté des sciences de la communication de l’Université libre de Berlin, alors leader dans le domaine, illustre bien l’atmosphère de l’époque. À l’initiative de Kohl, une commission d’experts dirigée par la sociologue de la communication Elisabeth Noelle-Neumann voit le jour pour veiller à ce que les chaires vacantes ne soient plus allouées à des professeurs de gauche. Détail significatif : Noelle-Neumann avait contribué à l’hebdomadaire Das Reich, publié par Joseph Goebbels, de 1940 à 1943 (2).
En 1957, le jeune écrivain Hans Magnus Enzensberger avait analysé dans un essai radiophonique le jargon et la « combine » du célèbre hebdomadaire
Calendrier des fêtes nationales
1er - 31 mars 2024
1 B.-HERZÉGOVINE Fête de l’indépendance 3 BULGARIE Fête nationale 6 GHANA Fête de l’indépendance 12 MAURICE Fête de l’indépendance 17 IRLANDE Fête nationale 20 TUNISIE Fête de l’indépendance 21 NAMIBIE Fête de l’indépendance 23 PAKISTAN Fête nationale 25 GRÈCE Fête nationale 26 BANGLADESH Fête de l’indépendance
Au cours des « années 1968 », pendant la guerre du Vietnam, des dizaines de milliers d’étudiants manifestent en Allemagne contre les reportages unilatéralement proaméricains du groupe Axel Springer et contre la diffamation des opposants à la guerre. Leur revendication : « exproprier Springer ». Des écrivains attaquent alors frontalement ce groupe de presse. En 1974, dans son roman L’Honneur perdu de Katharina Blum, le Prix Nobel de littérature Heinrich Böll dénonce les pratiques scabreuses des titres à sensation comme Bild. La presse Springer lui collera en retour l’étiquette de sympathisant du terrorisme.
La critique ne se limite pas aux seuls tabloïds. Les contestataires ont identifié la concentration de la propriété des médias comme un obstacle central à une presse diversifiée et critique. Les demandes d’expropriation restant lettre morte, de nombreux gauchistes se tournent vers la création d’une presse alternative, dont le quotidien Die Tageszeitung, fondé en 1978.
Mais bientôt les temps changent. Avec le « tournant intellectuel et moral » propagé par le chan-
« Boulevardisation » rampante des chaînes publiques
Le retour de bâton néoconservateur marque également le paysage médiatique lui-même. Aidé par son ami Leo Kirch, un industriel de l’audiovisuel, Kohl introduit en 1984 la télévision privée payante, Sat. 1, afin de contrer ce qu’il considérait comme une trop grande influence de la gauche dans la radiodiffusion publique. Ce bouleversement de l’ordre audiovisuel intervient la même année qu’en France et produira les mêmes résultats : une influence croissante des industriels sur les grands moyens de communication et donc sur la formation des opinions publiques ; une « boulevardisation » rampante des chaînes publiques ARD et ZDF, désormais prises dans une course à l’audience et au racolage imposée par le modèle commercial. Les documentaires critiques et les longs formats d’investigation, par exemple, se raréfient et se déplacent progressivement en fin de soirée, avant de se trouver relégués sur la chaîne peu regardée Arte, cependant que prospèrent les débats de plateau, les séries policières et le sport. Pourtant, les traités d’État sur la radiodiffusion, qui fondent la télévision et la radio publiques en Allemagne, ne parlent pas d’audimat mais de mission éducative. Un cahier des charges laissé en jachère, comme le déplorent un groupe de chercheurs en communication favorables à la création d’un « conseil du public » et d’une réforme de l’audiovisuel public (3).
Pour Harald Welzer, le déclin de la pensée contestataire depuis les années 1980 a sapé les fondements d’une critique structurelle des médias. Sa collègue Sabine Schiffer se montre moins pessimiste. Selon elle, il existe toujours un large éventail de critiques rationnelles et méthodiques des médias au sein de la société allemande. Le problème tient moins à l’érosion de cette tradition qu’à son occultation dans l’espace public officiel. « Si l’on ignore les forces constructives de la critique des médias, prévient-elle, on récoltera les forces destructrices. »
F. S.
(1) Lire Heinz Abosch, « Sous l’influence de certains intellectuels, les idées socialistes renaissent en Allemagne de l’Ouest », Le Monde diplomatique, octobre 1968.
(2) Voir la conférence de Michael Meyen : « Die (doppelte) konservative Wende der Kommunikationswissenschaft » (« Le [double] tournant conser vateur des sciences de la communication »). Exposé présenté le 17 novembre 2017 lors de la journée de fondation du Netzwerk Kritische Kommunikationswissenschaft à Munich et disponible sur YouTube.
(3) Cf. le site http://publikumsrat.de