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MARS 2024 – LE MONDE diplomatique | 4 PaNurgismE, iNfluENcE DEs résEaux at laNtistEs Espoirs et misère de la cr it ique En Allemagne, comme dans de nombreux États occidentaux, le discrédit des institutions frappe la presse de plein fouet. Ce pays fut pourtant le berceau d’une florissante critique des médias. Désormais, les dirigeants éditoriaux tentent de disqualifier la contestation du conformisme ou des errements journalistiques en l’associant au complotisme. Par Fabian Scheidler * « LES médias se comportent avec la critique des médias comme les oiseaux avec l’ornithologie : ils ne l’écoutent pas », soupire le socio- logue allemand Harald Welzer, auteur en 2022, avec le philosophe Richard David Precht, d’un livre intitulé Le Quatrième Pouvoir. Comment l’opi- nion majoritaire est faite, même si elle n’en est pas une (1). Leur constat : sur des sujets comme la guerre en Ukraine, les médias dominants allemands s’em- ploient davantage à construire un récit unilatéral qu’à informer par des enquêtes équilibrées. Un écart crois- sant séparerait l’opinion publiée de l’opinion publique. Dans la presse, une pluie de commentaires désobligeants a douché les auteurs, dont certains émis avant même l’impression du livre. Pareil accueil validait paradoxalement l’hypothèse d’un journalisme hyperven- tilé qui substitue les jugements moraux ou d’opinion aux arguments factuels. La réception de cet ouvrage illustre aussi une constante : si les journalistes couvrent certains scandales ponctuels liés à leur profession (faux reportages dans le magazine Der Spiegel révélés en 2018, affaire de corruption au sein de la chaîne RBB en 2023), ils assimilent volontiers à une théorie du complot droitière toute critique structurelle, même lorsqu’elle provient de la gauche libérale – l’hebdomadaire Der Stern a reproché aux auteurs du Quatrième Pouvoir de cautionner l’idée de « presse mensongère » chère à l’extrême droite (2). Revenir sur la production journalistique allemande s’avère pourtant riche d’enseignements. Une analyse de contenus portant sur la couverture de la guerre en Ukraine a par exemple établi une surreprésentation des personnalités favorables aux livraisons d’armes lourdes et opposées aux initiatives diplomatiques : Mme Marie-Agnes Strack-Zimmermann (Parti libéral-démocrate, FDP) a été de loin la plus interrogée sur le sujet, suivie par M. Anton Hofreiter (Die Grünen [Les Verts]), qui défend les mêmes positions (3). Des sondages réalisés au cours de la même période suggéraient pourtant qu’environ la moitié des personnes interrogées s’opposait à la livraison d’armes lourdes et qu’une majorité souhaitait davantage de diplomatie (4). « Difficile d’écarter d’un revers de main la thèse de l’écart entre l’opinion publiée et l’opinion publique », explique le chercheur en communication Uwe Krüger, de l’université de Leipzig. L’orientation militariste du paysage médiatique allemand ne date d’ailleurs pas de l’invasion russe en Ukraine, relève Krüger. Les bombardements de la Serbie par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en 1999, auxquels l’Allemagne a pris part, en violation du droit international, et la participation de la Bundeswehr à la guerre en Afghanistan furent salués par la plupart des éditoriaux alors que la population s’y montrait majoritairement hostile (5). Après le 24 février 2022, la pression médiatique a contribué à un tournant radical de la diplomatie allemande, le Parti social-démocrate (SPD) au pouvoir jetant aux orties l’héritage du chancelier Willy Brandt, initiateur d’une politique orientale de détente. « Aujourd’hui, il s’agit d’organiser la sécurité contre la Russie », déclarait en octobre 2022 le président du SPD, M. Lars Klingbeil (6). rieure allemande. Ces travaux avaient servi de base à un discours important du président allemand de l’époque, M. Joachim Gauck, prononcé lors de la conférence de Munich sur la sécurité, qui appelait à un plus grand engagement militaire de l’Allemagne dans le monde. Sans révéler sa double fonction, Bittner avait ensuite salué l’allocution de Gauck comme une « sensation » dans Die Zeit (9). « Courroie de transmission atlantiste » KrügEr s’est fait connaître en 2013 en publiant sa thèse sur l’intégration de journalistes allemands dans des think tanks transatlantiques. De grands noms de la presse comme les chefs des ser- vices de politique étrangère Stefan Kornelius (Süddeutsche Zeitung) ou Klaus-Dieter Frankenberger (Frankfur- ter Allgemeine Zeitung, FAZ), et Josef Joffe, alors codirecteur de l’hebdoma- daire Die Zeit, ou encore Kai Diek- mann, à l’époque rédacteur en chef du Bild-Zeitung, étaient (et, pour cer- tains, sont encore) membres d’organi- sations atlantistes telles que l’Atlan- tik-Brücke, la Commission trilatérale ou l’Aspen Institute, sans que cela soit rendu public dans leurs journaux. Krü- ger démontrait ensuite au moyen d’une analyse de cadrage et de contenu l’ali- gnement de ces journaux sur les posi- tions de l’O TAN et des États-Unis (7). Même le rédacteur en chef adjoint de Die Zeit, Bernd Ulrich, a reconnu que les réseaux transatlantiques consti- tuaient une « courroie de transmission de la pensée américaine en matière de politique étrangère (8) ». L’étude de Krüger a fait effraction dans le débat public allemand quand, le 29 avril 2014, l’émission satirique « Die Anstalt » l’évoque sur la deuxième chaîne nationale de télévision (ZDF) – l’un des rares moments de critique des médias sur le petit écran. Malgré l’intérêt suscité par ces révélations et l’échec des actions judiciaires intentées par les journalistes mis en cause, ni les directions éditoriales, ni celles de laboratoires universitaires ne poursuivirent les investigations sur ce thème prometteur. Le cas de Jochen Bittner résume bien l’enjeu : dans le cadre du German Marshall Fund américain, une institution destinée à renforcer les liens transatlantiques, ce rédacteur de Die Zeit avait participé en 2013 à l’élaboration d’un document stratégique sur la politique de sécurité exté- * Journaliste et écrivain. Auteur de La Fin de la mégamachine. Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement, Points, Paris, 2023. L’influence des réseaux transatlantiques sur la couverture des conflits internationaux (Ukraine, Proche-Orient, Chine) était – et demeure – pourtant d’une actualité aussi brûlante que celle de la propagande russe, pour sa part abondamment traitée. D’autant que ces réseaux n’impliquent pas seulement des journalistes de premier plan mais aussi une partie des élites politiques, dont l’actuelle ministre des affaires étrangères Annalena Baerbock (Die Grünen), membre de l’Atlantik-Brücke et ancienne boursière du German Marshall Fund. IN BERL , I N WA LLS I RG I E N O V G A L E R - S C H A N Z E I A N I S T © C H R Frappantes et flagrantes, les affinités idéologiques ne suffisent pas à expliquer les biais journalistiques. La baisse des tirages, la fuite des annonceurs et la concurrence des platesformes numériques ont profondément modif ié la presse allemande au cours des deux dernières décennies. Fondatrice de l’Institut pour la responsabilité des médias (IMV) à Erlangen et professeure à l’École supérieure des médias de Francfort-sur-le-Main, Sabine Schiffer souligne les effets ravageurs de la précarisation sur le travail journalistique. Selon elle, il devient plus dangereux sur le plan professionnel de nager à contre-courant : « Ce sont plutôt les opportunistes qui font carrière. » En Allemagne comme ailleurs, la quête de clics incite à surfer sur des vagues d’indignation soulevées sur X (ex-Twitter) sans toujours vérifier les faits. Ainsi, dans la nuit du 15 au 16 novembre 2022, la chaîne de télévision ZDF a tweeté : « Des missiles russes frappent le territoire polonais », une affirmation explosive puisque la Pologne est membre de l’O TAN, aussitôt répercutée par la présidente de la commission de la défense Strack-Zimmermann et commentée en ces termes par un journaliste du Standard autrichien, le principal « journal de qualité » du pays : « [Vladimir] Poutine (…) cherche manifestement la grande confrontation avec l’Europe. Nous devons nous préparer à la guerre, aussi inimaginable que cela puisse paraître. » Il s’agissait en réalité d’une fausse nouvelle : le missile tombé sur la petite ville de Przewodów provenait de l’armée ukrainienne (10). Bien que la lutte contre les fake news compte au nombre des préoccupations majeures des gouvernements, de la presse et des institutions européennes, les rédactions n’ont pas présenté d’excuses à leurs lecteurs. La ZDF a subrepticement modifié le titre de son article, tandis que les politiques supprimaient leurs tweets.Un débat public sur les dysfonctionnements des médias peut difficilement se tenir sans les journalistes eux-mêmes. Or ceux-ci répugnent à l’autocritique. On pourrait penser que CHRISTIAN SCHANZE. – « Foule n° 6 », 2018 la concurrence entre les titres exercerait une fonction correctrice : tel reportage erroné ou telle information frelatée devrait aiguillonner l’ardeur rectificative des autres journalistes. Mais il faut pour cela des titres indépendants, et la diversité des grands médias allemands décline. Certes, la concentration de la propriété dans la presse suprarégionale n’a pas encore atteint les formes extrêmes observées en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, mais le processus de consolidation enclenché depuis plusieurs décennies a transformé un paysage réputé pour sa décentralisation (11). En 2022, dans le domaine de la presse quotidienne, les dix plus grands groupes détenaient 57,8 % des parts de marché. À lui seul, Alex Springer contrôle 83 % du marché des « Kaufzeitungen », ces journaux vendus pour l’es- sentiel au numéro dans des kiosques dont Bild est l’emblème. Pour ce qui concerne la presse hebdomadaire, cinq groupes concentrent 63 % des magazines grand public. Leurs sociétés éditrices appartiennent en grande partie à une poignée de milliardaires ou de quasi-milliardaires, dont les familles Mohn (Bertelsmann-RTL-Gruner + Jahr), Springer-Döpfner (Bild, Die Welt), Holtzbrinck (Die Zeit, Tagesspiegel), Schaub (Medien-UnionSüddeutsche Zeitung) et Burda (Focus) (12). Dans plus de deux tiers des districts et des villes, une entreprise exerce même un monopole sur les quotidiens, comme à Cologne, Nuremberg, Fribourg et Leipzig, dans la majeure partie de la Ruhr, dans les capitales de Länder Stuttgart, Hanovre, Wiesbaden, Magdebourg, Mayence, Kiel et Erfurt, et même dans un Land entier, la Sarre. Qui possède la presse ? CErtEs, les propriétaires inter- viennent rarement dans le travail quo- tidien, mais ils désignent les rédacteurs en chef et déterminent les budgets, exerçant ainsi une influence considé- rable sur la ligne éditoriale. En outre, le contrôle capitalistique par les grandes fortunes ne favorise pas l’imagination rédactionnelle sur le thème de la fisca- lisation accrue des hauts patrimoines ou leur socialisation afin d’assainir les budgets publics en difficulté. Au contraire : en 2002, les quotidiens Süddeutsche Zeitung et Die Welt s’étaient même engagés comme partenaires de l’organisation de lobbying Fondation des entreprises familiales dans une campagne pour la suppression de l’impôt (1) Richard David Precht et Harald Welzer, Die vierte Gewalt. Wie Mehrheitsmeinung gemacht wird, auch wenn sie keine ist, S. Fischer, Francfort sur-le-Main, 2022. (2) « “Ist es nicht manchmal besser zu schweigen, wenn man wie Sie kein Experte ist, Herr Precht ?” », Der Stern, Hambourg, 27 septembre 2022. (3) Harald Welzer et Leo Keller, « Die veröffentlichte Meinung. Eine Inhaltsanalyse der deutschen Medienberichterstattung zum Ukrainekrieg », www.fischerverlage.de (4) « ARD-DeutschlandTrend », Tagesschau, 28 avril 2022 et 2 mars 2023, www. tagesschau.de (5) Christiane Eilders et Albrecht Lüter, « Gab es eine Gegenöffentlichkeit während des Kosovo-Krieges ? Eine vergleichende Analyse der Deutungsrahmen im deutschen Mediendiskurs », dans Ulrich Albrecht et Jörg Becker (sous la dir. de), Medien zwischen Krieg und Frieden, Nomos, Baden-Baden, 2002 ; Adrian Pohr, « Indexing im Einsatz. Eine Inhaltsanalyse der Kommentare überregionaler Tageszeitung in Deutschland zum Afghanistankrieg 2001 », Medien und Kom- munikationswissenschaft, vol. 53, n° 2-3, Hambourg, 2005. (6) Tagesschau, 19 octobre 2022. (7) Uwe Krüger, Meinungsmacht. Der Einfluss von Eliten auf Leitmedien und Alpha-Journalisten – eine kritische Netzwerkanalyse, Herbert von Halem Verlag, Cologne, 2013. (8) Bernd Ulrich, Sagt uns die Wahrheit !, Kiepenheuer und Witsch, Cologne, 2015. (9) Jochen Bittner et Matthias Naß, « Kurs auf die Welt », Die Zeit, Hambourg, 6 février 2014. Postérieurement à l’étude de Krüger, l’hebdomadaire a ajouté une note précisant le rôle de Bittner. (10) Bernhard Pörksen, « Zündelnde Tweets und gefährliche Sätze », Zeit Online, 19 novembre 2022, www.zeit.de (11) Horst Röper, « Zeitungsmarkt 2022 : weniger Wettbewerb bei steigender Konzentration. Daten zur Konzentration der Tagespresse », Media Perspektiven, n° 6, Berlin, 2022. (12) René Bocksch, « Die Superreichen des deutschen Mediengeschäfts », 26 avril 2023, https:// de.statista.com
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Et DéférENcE prOgOuvErNEmENtalE des médias en Allemagne 5 | LE MONDE diplomatique – MARS 2024 sur les successions (13). En Allemagne comme ailleurs, la collusion entre puissance médiatique et puissance d’argent ne fait guère les gros titres. À ces rapports ambigus entre pouvoir économique et contrepouvoir s’ajoutent d’autres éléments qui corsètent la diversité des opinions et l’autocritique. Harald Welzer rappelle que les grands moyens d’information, même s’ils appartiennent à des entreprises concurrentes, convergent de plus en plus sur certains sujets et développent avec le reste des classes dirigeantes une sorte d’esprit de corps et de pensée de groupe qui conf ine parfois au panurgisme. Comme l’avait observé dans les années 1970 le psychologue social Irving Janis, l’appartenance à un cercle élitaire ne favorise pas les décisions rationnelles lorsqu’il s’agit de faire face à une crise, comme, à l’époque, l’échec de l’invasion américaine de la baie des Cochons à Cuba (1961) ou l’escalade de la guerre du Vietnam. Au contraire, le groupe a tendance à écarter les points de vue divergents et à combattre les solutions de rechange (14). On a pu observer cette disposition chez les dirigeants éditoriaux allemands non seulement lors de la guerre en Ukraine, mais également au moment de la pandémie de Covid-19 : passant au crible un large échantillon d’articles et de reportages issus de onze des principaux médias allemands entre janvier 2020 et avril 2021, des chercheurs ont montré que 1,6 % seulement de ces productions mentionnaient les points de vue hostiles aux mesures gouvernementales de lutte contre la propagation du virus, notamment de confinement. En outre, leurs conséquences négatives étaient très rarement évoquées. « La couverture, expliquent les chercheurs, était à la fois progouvernementale et critique : progouvernementale car les médias, à l’instar des politiques, réclamaient majoritairement des mesures draconiennes ; critiques car ces mesures apparaissaient trop timorées et trop tardives aux yeux des journalistes (15). » Die Tageszeitung, a conclu (7 janvier 2024) : « De nombreux journalistes dans ce pays se considèrent avant tout comme les gardiens de la raison d’État. Ils sont plus occupés à condamner les opinions divergentes qu’à remettre en question le rapprochement de l’Allemagne avec Israël. Au lieu d’informer leurs lecteurs, ils font du prosélytisme. En tant que quatrième pouvoir, ils échouent. » Peut-on dater la radicalisation de cette forme de « pensée unique » en Allemagne ? Selon Krüger, un net changement est intervenu entre 2013 et 2015. S’il avait jusqu’alors critiqué sans diff icultés le fonctionnement de l’univers journalistique, le chercheur se montre depuis plus prudent dans ses déclarations publiques car la critique des médias est désormais associée au complotisme d’extrême droite. L’explication tient à une double débâcle, politique et idéologique. En 2013 naît le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD), alors populiste de droite ; il s’oriente progressivement vers l’extrême droite et représenterait, dix ans plus tard, selon les sondages, la deuxième force en Allemagne. Presque simultanément, en 2014, le mouvement « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident » (Pegida), également de droite extrême, bénéficie d’une énorme attention journalistique, bien qu’il ait rarement réussi à mobiliser plus de quelques milliers de personnes. Mais la dénonciation de la Lügenpresse (« presse mensongère ») est omniprésente dans ses cortèges. « Oser plus de dictature » L’attributiON d’étiquettes déva- lorisantes comme « négationnistes du Covid » ou « covidiots » motivée par un principe de division du monde entre le bien et le mal a trop souvent dominé les débats. Pour Heribert Prantl, membre de la rédaction en chef de la Süddeutsche Zeitung jusqu’en 2019, ces propos dédaigneux constituent un abus de la liberté de la presse. « Les journalistes devraient se battre avec des arguments, pas avec des jurons », nous explique-t-il. Face au virus, des journaux de référence ont publié des points de vue qu’ils auraient jugés inac- ceptables en d’autres circonstances, comme cette tribune de l’écrivain Tho- mas Brussig au titre tout à fait sérieux, « Oser plus de dictature », parue dans la Süddeutsche Zeitung (9 février 2021), ou celle de deux universitaires dans Die Zeit (23 juillet 2021) : « Une discrimi- nation des personnes non vaccinées est éthiquement justifiée ». Pour Prantl, c’est précisément lorsque les pou- voirs exécutif, législatif et judiciaire imposent à l’unisson une restriction des droits fondamentaux que le « quatrième pouvoir » doit intervenir comme force corrective. La guerre à Gaza offre un nouvel exemple de la convergence des grands médias allemands et du pouvoir d’État. La déclaration manifestement erronée du chancelier allemand Olaf Scholz selon laquelle « Israël agit conformément aux droits humains et internationaux » et que prétendre le contraire serait « absurde » (14 novembre 2023) n’a suscité pratiquement aucune critique de la part des grands médias allemands. Lesquels évitaient soigneusement de traiter l’angle du droit international. Trois mois après l’attaque du 7 octobre, Daniel Bax, rédacteur du quotidien IN BERL , IN WA LLS IRG IE NO V GALER - SCHANZE IAN IST © CHR CHRISTIAN SCHANZE. – « Foule n° 2 », 2017 Or ce slogan porte une histoire longue et mouvementée. Après la révolution allemande de mars 1848, il a surtout été utilisé par les conservateurs contre la presse libérale et de gauche, parfois avec une connotation antisémite. Pendant la première guerre mondiale, on qualifie ainsi toute presse hostile au point de vue allemand, une tradition poursuivie par les nazis. Toutefois, le terme « Lügenpresse » se lisait également sous la plume des acteurs du mouvement ouvrier pour fustiger la propagande antisyndicale des grands groupes de médias, ainsi que par les auteurs en exil pour désigner les publications nationales-socialistes. Au fur et à mesure que les forces de la droite extrême récupéraient la formule au début du xxie siècle, l’idée même de contester le journalisme dominant s’est trouvée associée dans le débat public à des idéologies complotistes et racistes. Cette situation a favorisé une polarisation fatale : alors que les cercles de droite occupaient grossièrement le terrain de la critique de l’information, de nombreux médias de référence, murés dans une mentalité obsidionale, réfutaient toute mise en cause de leur fonctionnement au nom de la sauvegarde de la démocratie libérale menacée par les foules fascisantes. Entre ces deux mâchoires, l’espace pour une critique rationnelle et systémique des médias allemands se raréfie. Fabian Scheidler. (13) Harald Schumann : « Beenden wir das Rattenrennen ! Was kritischer Journalismus heute bedeutet », Blätter für deutsche und internationale Politik, vol. 63, n° 3, Berlin, 2018. (14) Irving Janis, Victims of Groupthink : A Psychological Study of Foreign-Policy Decisions and Fiascoes, Houghton Mifflin, Boston, 1972. (15) Marcus Maurer, Carsten Reinemann et Simon Kruschinski, « Einseitig, unkritisch, regierungsnah ? Eine empirische Studie zur Qualität der journalistischen Berichterstattung über die Corona-Pandemie », Rudolf Augstein Stiftung, octobre 2021, https://rudolfaugstein-stiftung.de La dispar it ion d’une école contestataire DE la fin de la seconde guerre mondiale aux années 1980, une analyse des grands moyens d’infor- mation, souvent d’inspiration marxiste, a fleuri dans de nombreuses universités allemandes. Elle s’inté- resse aux rapports de propriété, à la critique idéolo- gique et à l’industrie culturelle. Des auteurs de l’École de Francfort comme Theodor Adorno, Max Horkhei- mer et Herbert Marcuse marquent l’époque (1). En 1962, le philosophe Jürgen Habermas publie sa thèse d’habilitation intitulée L’Espace public. Archéolo- gie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Son diagnostic : la culture du débat, encore relativement ouverte au milieu du xixe siècle, a été remplacée par une « reféodalisa- tion » de la sphère publique due à l’essor des médias de masse oligopolistiques et des relations publiques. Der Spiegel pour transformer tout événement en histoire personnalisée et chargée d’émotions. Pour y parvenir, Der Spiegel doit, selon Enzensberger, « interpréter les faits, les ordonner, les modeler, les arranger, mais il ne doit pas l’avouer. (…) Je ne connais aucune publication qui soit allée plus loin que Der Spiegel dans la technique de la suggestion, de l’allusion et de l’insinuation. Or cette technique n’éclaire pas la vérité, mais la paralyse ». Der Spiegel a lui-même publié (5 mars 1957) cette critique accablante – un moment de réflexivité difficilement envisageable de nos jours. celier Helmut Kohl dans les années 1980, inspiré par les gouvernements conservateurs de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, la critique émancipatrice des médias s’estompe tant dans les milieux militants qu’universitaires. Le tête-à-queue de la faculté des sciences de la communication de l’Université libre de Berlin, alors leader dans le domaine, illustre bien l’atmosphère de l’époque. À l’initiative de Kohl, une commission d’experts dirigée par la sociologue de la communication Elisabeth Noelle-Neumann voit le jour pour veiller à ce que les chaires vacantes ne soient plus allouées à des professeurs de gauche. Détail significatif : Noelle-Neumann avait contribué à l’hebdomadaire Das Reich, publié par Joseph Goebbels, de 1940 à 1943 (2). En 1957, le jeune écrivain Hans Magnus Enzensberger avait analysé dans un essai radiophonique le jargon et la « combine » du célèbre hebdomadaire Calendrier des fêtes nationales 1er - 31 mars 2024 1 B.-HERZÉGOVINE Fête de l’indépendance 3 BULGARIE Fête nationale 6 GHANA Fête de l’indépendance 12 MAURICE Fête de l’indépendance 17 IRLANDE Fête nationale 20 TUNISIE Fête de l’indépendance 21 NAMIBIE Fête de l’indépendance 23 PAKISTAN Fête nationale 25 GRÈCE Fête nationale 26 BANGLADESH Fête de l’indépendance Au cours des « années 1968 », pendant la guerre du Vietnam, des dizaines de milliers d’étudiants manifestent en Allemagne contre les reportages unilatéralement proaméricains du groupe Axel Springer et contre la diffamation des opposants à la guerre. Leur revendication : « exproprier Springer ». Des écrivains attaquent alors frontalement ce groupe de presse. En 1974, dans son roman L’Honneur perdu de Katharina Blum, le Prix Nobel de littérature Heinrich Böll dénonce les pratiques scabreuses des titres à sensation comme Bild. La presse Springer lui collera en retour l’étiquette de sympathisant du terrorisme. La critique ne se limite pas aux seuls tabloïds. Les contestataires ont identifié la concentration de la propriété des médias comme un obstacle central à une presse diversifiée et critique. Les demandes d’expropriation restant lettre morte, de nombreux gauchistes se tournent vers la création d’une presse alternative, dont le quotidien Die Tageszeitung, fondé en 1978. Mais bientôt les temps changent. Avec le « tournant intellectuel et moral » propagé par le chan- « Boulevardisation » rampante des chaînes publiques Le retour de bâton néoconservateur marque également le paysage médiatique lui-même. Aidé par son ami Leo Kirch, un industriel de l’audiovisuel, Kohl introduit en 1984 la télévision privée payante, Sat. 1, afin de contrer ce qu’il considérait comme une trop grande influence de la gauche dans la radiodiffusion publique. Ce bouleversement de l’ordre audiovisuel intervient la même année qu’en France et produira les mêmes résultats : une influence croissante des industriels sur les grands moyens de communication et donc sur la formation des opinions publiques ; une « boulevardisation » rampante des chaînes publiques ARD et ZDF, désormais prises dans une course à l’audience et au racolage imposée par le modèle commercial. Les documentaires critiques et les longs formats d’investigation, par exemple, se raréfient et se déplacent progressivement en fin de soirée, avant de se trouver relégués sur la chaîne peu regardée Arte, cependant que prospèrent les débats de plateau, les séries policières et le sport. Pourtant, les traités d’État sur la radiodiffusion, qui fondent la télévision et la radio publiques en Allemagne, ne parlent pas d’audimat mais de mission éducative. Un cahier des charges laissé en jachère, comme le déplorent un groupe de chercheurs en communication favorables à la création d’un « conseil du public » et d’une réforme de l’audiovisuel public (3). Pour Harald Welzer, le déclin de la pensée contestataire depuis les années 1980 a sapé les fondements d’une critique structurelle des médias. Sa collègue Sabine Schiffer se montre moins pessimiste. Selon elle, il existe toujours un large éventail de critiques rationnelles et méthodiques des médias au sein de la société allemande. Le problème tient moins à l’érosion de cette tradition qu’à son occultation dans l’espace public officiel. « Si l’on ignore les forces constructives de la critique des médias, prévient-elle, on récoltera les forces destructrices. » F. S. (1) Lire Heinz Abosch, « Sous l’influence de certains intellectuels, les idées socialistes renaissent en Allemagne de l’Ouest », Le Monde diplomatique, octobre 1968. (2) Voir la conférence de Michael Meyen : « Die (doppelte) konservative Wende der Kommunikationswissenschaft » (« Le [double] tournant conser vateur des sciences de la communication »). Exposé présenté le 17 novembre 2017 lors de la journée de fondation du Netzwerk Kritische Kommunikationswissenschaft à Munich et disponible sur YouTube. (3) Cf. le site http://publikumsrat.de

Et DéférENcE prOgOuvErNEmENtalE

des médias en Allemagne

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sur les successions (13). En Allemagne comme ailleurs, la collusion entre puissance médiatique et puissance d’argent ne fait guère les gros titres.

À ces rapports ambigus entre pouvoir économique et contrepouvoir s’ajoutent d’autres éléments qui corsètent la diversité des opinions et l’autocritique. Harald Welzer rappelle que les grands moyens d’information, même s’ils appartiennent à des entreprises concurrentes, convergent de plus en plus sur certains sujets et développent avec le reste des classes dirigeantes une sorte d’esprit de corps et de pensée de groupe qui conf ine parfois au panurgisme. Comme l’avait observé dans les années 1970 le psychologue social Irving Janis, l’appartenance à un cercle élitaire ne favorise pas les décisions rationnelles lorsqu’il s’agit de faire face à une crise, comme, à l’époque, l’échec de l’invasion américaine de la baie des Cochons à Cuba (1961) ou l’escalade de la guerre du Vietnam. Au contraire, le groupe a tendance à écarter les points de vue divergents et à combattre les solutions de rechange (14).

On a pu observer cette disposition chez les dirigeants éditoriaux allemands non seulement lors de la guerre en Ukraine, mais également au moment de la pandémie de Covid-19 : passant au crible un large échantillon d’articles et de reportages issus de onze des principaux médias allemands entre janvier 2020 et avril 2021, des chercheurs ont montré que 1,6 % seulement de ces productions mentionnaient les points de vue hostiles aux mesures gouvernementales de lutte contre la propagation du virus, notamment de confinement. En outre, leurs conséquences négatives étaient très rarement évoquées. « La couverture, expliquent les chercheurs, était à la fois progouvernementale et critique : progouvernementale car les médias, à l’instar des politiques, réclamaient majoritairement des mesures draconiennes ; critiques car ces mesures apparaissaient trop timorées et trop tardives aux yeux des journalistes (15). »

Die Tageszeitung, a conclu (7 janvier 2024) : « De nombreux journalistes dans ce pays se considèrent avant tout comme les gardiens de la raison d’État. Ils sont plus occupés à condamner les opinions divergentes qu’à remettre en question le rapprochement de l’Allemagne avec Israël. Au lieu d’informer leurs lecteurs, ils font du prosélytisme. En tant que quatrième pouvoir, ils échouent. »

Peut-on dater la radicalisation de cette forme de « pensée unique » en Allemagne ? Selon Krüger, un net changement est intervenu entre 2013 et 2015. S’il avait jusqu’alors critiqué sans diff icultés le fonctionnement de l’univers journalistique, le chercheur se montre depuis plus prudent dans ses déclarations publiques car la critique des médias est désormais associée au complotisme d’extrême droite.

L’explication tient à une double débâcle, politique et idéologique. En 2013 naît le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD), alors populiste de droite ; il s’oriente progressivement vers l’extrême droite et représenterait, dix ans plus tard, selon les sondages, la deuxième force en Allemagne. Presque simultanément, en 2014, le mouvement « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident » (Pegida), également de droite extrême, bénéficie d’une énorme attention journalistique, bien qu’il ait rarement réussi à mobiliser plus de quelques milliers de personnes. Mais la dénonciation de la Lügenpresse (« presse mensongère ») est omniprésente dans ses cortèges.

« Oser plus de dictature » L’attributiON d’étiquettes déva- lorisantes comme « négationnistes du Covid » ou « covidiots » motivée par un principe de division du monde entre le bien et le mal a trop souvent dominé les débats. Pour Heribert Prantl, membre de la rédaction en chef de la Süddeutsche Zeitung jusqu’en 2019, ces propos dédaigneux constituent un abus de la liberté de la presse. « Les journalistes devraient se battre avec des arguments, pas avec des jurons », nous explique-t-il. Face au virus, des journaux de référence ont publié des points de vue qu’ils auraient jugés inac- ceptables en d’autres circonstances, comme cette tribune de l’écrivain Tho- mas Brussig au titre tout à fait sérieux, « Oser plus de dictature », parue dans la Süddeutsche Zeitung (9 février 2021), ou celle de deux universitaires dans Die Zeit (23 juillet 2021) : « Une discrimi- nation des personnes non vaccinées est éthiquement justifiée ». Pour Prantl, c’est précisément lorsque les pou- voirs exécutif, législatif et judiciaire imposent à l’unisson une restriction des droits fondamentaux que le « quatrième pouvoir » doit intervenir comme force corrective.

La guerre à Gaza offre un nouvel exemple de la convergence des grands médias allemands et du pouvoir d’État. La déclaration manifestement erronée du chancelier allemand Olaf Scholz selon laquelle « Israël agit conformément aux droits humains et internationaux » et que prétendre le contraire serait « absurde » (14 novembre 2023) n’a suscité pratiquement aucune critique de la part des grands médias allemands. Lesquels évitaient soigneusement de traiter l’angle du droit international. Trois mois après l’attaque du 7 octobre, Daniel Bax, rédacteur du quotidien

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CHRISTIAN SCHANZE. – « Foule n° 2 », 2017

Or ce slogan porte une histoire longue et mouvementée. Après la révolution allemande de mars 1848, il a surtout été utilisé par les conservateurs contre la presse libérale et de gauche, parfois avec une connotation antisémite. Pendant la première guerre mondiale, on qualifie ainsi toute presse hostile au point de vue allemand, une tradition poursuivie par les nazis. Toutefois, le terme « Lügenpresse » se lisait également sous la plume des acteurs du mouvement ouvrier pour fustiger la propagande antisyndicale des grands groupes de médias, ainsi que par les auteurs en exil pour désigner les publications nationales-socialistes.

Au fur et à mesure que les forces de la droite extrême récupéraient la formule au début du xxie siècle, l’idée même de contester le journalisme dominant s’est trouvée associée dans le débat public à des idéologies complotistes et racistes. Cette situation a favorisé une polarisation fatale : alors que les cercles de droite occupaient grossièrement le terrain de la critique de l’information, de nombreux médias de référence, murés dans une mentalité obsidionale, réfutaient toute mise en cause de leur fonctionnement au nom de la sauvegarde de la démocratie libérale menacée par les foules fascisantes. Entre ces deux mâchoires, l’espace pour une critique rationnelle et systémique des médias allemands se raréfie. Fabian Scheidler.

(13) Harald Schumann : « Beenden wir das Rattenrennen ! Was kritischer Journalismus heute bedeutet », Blätter für deutsche und internationale Politik, vol. 63, n° 3, Berlin, 2018.

(14) Irving Janis, Victims of Groupthink : A Psychological Study of Foreign-Policy Decisions and Fiascoes, Houghton Mifflin, Boston, 1972.

(15) Marcus Maurer, Carsten Reinemann et Simon Kruschinski, « Einseitig, unkritisch, regierungsnah ? Eine empirische Studie zur Qualität der journalistischen Berichterstattung über die Corona-Pandemie », Rudolf Augstein Stiftung, octobre 2021, https://rudolfaugstein-stiftung.de

La dispar it ion d’une école contestataire DE la fin de la seconde guerre mondiale aux années 1980, une analyse des grands moyens d’infor- mation, souvent d’inspiration marxiste, a fleuri dans de nombreuses universités allemandes. Elle s’inté- resse aux rapports de propriété, à la critique idéolo- gique et à l’industrie culturelle. Des auteurs de l’École de Francfort comme Theodor Adorno, Max Horkhei- mer et Herbert Marcuse marquent l’époque (1). En 1962, le philosophe Jürgen Habermas publie sa thèse d’habilitation intitulée L’Espace public. Archéolo- gie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Son diagnostic : la culture du débat, encore relativement ouverte au milieu du xixe siècle, a été remplacée par une « reféodalisa- tion » de la sphère publique due à l’essor des médias de masse oligopolistiques et des relations publiques.

Der Spiegel pour transformer tout événement en histoire personnalisée et chargée d’émotions. Pour y parvenir, Der Spiegel doit, selon Enzensberger, « interpréter les faits, les ordonner, les modeler, les arranger, mais il ne doit pas l’avouer. (…) Je ne connais aucune publication qui soit allée plus loin que Der Spiegel dans la technique de la suggestion, de l’allusion et de l’insinuation. Or cette technique n’éclaire pas la vérité, mais la paralyse ». Der Spiegel a lui-même publié (5 mars 1957) cette critique accablante – un moment de réflexivité difficilement envisageable de nos jours.

celier Helmut Kohl dans les années 1980, inspiré par les gouvernements conservateurs de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, la critique émancipatrice des médias s’estompe tant dans les milieux militants qu’universitaires. Le tête-à-queue de la faculté des sciences de la communication de l’Université libre de Berlin, alors leader dans le domaine, illustre bien l’atmosphère de l’époque. À l’initiative de Kohl, une commission d’experts dirigée par la sociologue de la communication Elisabeth Noelle-Neumann voit le jour pour veiller à ce que les chaires vacantes ne soient plus allouées à des professeurs de gauche. Détail significatif : Noelle-Neumann avait contribué à l’hebdomadaire Das Reich, publié par Joseph Goebbels, de 1940 à 1943 (2).

En 1957, le jeune écrivain Hans Magnus Enzensberger avait analysé dans un essai radiophonique le jargon et la « combine » du célèbre hebdomadaire

Calendrier des fêtes nationales

1er - 31 mars 2024

1 B.-HERZÉGOVINE Fête de l’indépendance 3 BULGARIE Fête nationale 6 GHANA Fête de l’indépendance 12 MAURICE Fête de l’indépendance 17 IRLANDE Fête nationale 20 TUNISIE Fête de l’indépendance 21 NAMIBIE Fête de l’indépendance 23 PAKISTAN Fête nationale 25 GRÈCE Fête nationale 26 BANGLADESH Fête de l’indépendance

Au cours des « années 1968 », pendant la guerre du Vietnam, des dizaines de milliers d’étudiants manifestent en Allemagne contre les reportages unilatéralement proaméricains du groupe Axel Springer et contre la diffamation des opposants à la guerre. Leur revendication : « exproprier Springer ». Des écrivains attaquent alors frontalement ce groupe de presse. En 1974, dans son roman L’Honneur perdu de Katharina Blum, le Prix Nobel de littérature Heinrich Böll dénonce les pratiques scabreuses des titres à sensation comme Bild. La presse Springer lui collera en retour l’étiquette de sympathisant du terrorisme.

La critique ne se limite pas aux seuls tabloïds. Les contestataires ont identifié la concentration de la propriété des médias comme un obstacle central à une presse diversifiée et critique. Les demandes d’expropriation restant lettre morte, de nombreux gauchistes se tournent vers la création d’une presse alternative, dont le quotidien Die Tageszeitung, fondé en 1978.

Mais bientôt les temps changent. Avec le « tournant intellectuel et moral » propagé par le chan-

« Boulevardisation » rampante des chaînes publiques

Le retour de bâton néoconservateur marque également le paysage médiatique lui-même. Aidé par son ami Leo Kirch, un industriel de l’audiovisuel, Kohl introduit en 1984 la télévision privée payante, Sat. 1, afin de contrer ce qu’il considérait comme une trop grande influence de la gauche dans la radiodiffusion publique. Ce bouleversement de l’ordre audiovisuel intervient la même année qu’en France et produira les mêmes résultats : une influence croissante des industriels sur les grands moyens de communication et donc sur la formation des opinions publiques ; une « boulevardisation » rampante des chaînes publiques ARD et ZDF, désormais prises dans une course à l’audience et au racolage imposée par le modèle commercial. Les documentaires critiques et les longs formats d’investigation, par exemple, se raréfient et se déplacent progressivement en fin de soirée, avant de se trouver relégués sur la chaîne peu regardée Arte, cependant que prospèrent les débats de plateau, les séries policières et le sport. Pourtant, les traités d’État sur la radiodiffusion, qui fondent la télévision et la radio publiques en Allemagne, ne parlent pas d’audimat mais de mission éducative. Un cahier des charges laissé en jachère, comme le déplorent un groupe de chercheurs en communication favorables à la création d’un « conseil du public » et d’une réforme de l’audiovisuel public (3).

Pour Harald Welzer, le déclin de la pensée contestataire depuis les années 1980 a sapé les fondements d’une critique structurelle des médias. Sa collègue Sabine Schiffer se montre moins pessimiste. Selon elle, il existe toujours un large éventail de critiques rationnelles et méthodiques des médias au sein de la société allemande. Le problème tient moins à l’érosion de cette tradition qu’à son occultation dans l’espace public officiel. « Si l’on ignore les forces constructives de la critique des médias, prévient-elle, on récoltera les forces destructrices. »

F. S.

(1) Lire Heinz Abosch, « Sous l’influence de certains intellectuels, les idées socialistes renaissent en Allemagne de l’Ouest », Le Monde diplomatique, octobre 1968.

(2) Voir la conférence de Michael Meyen : « Die (doppelte) konservative Wende der Kommunikationswissenschaft » (« Le [double] tournant conser vateur des sciences de la communication »). Exposé présenté le 17 novembre 2017 lors de la journée de fondation du Netzwerk Kritische Kommunikationswissenschaft à Munich et disponible sur YouTube.

(3) Cf. le site http://publikumsrat.de

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