OCTOBRE 2024 – LE MONDE diplomatique | 28
Affaire Telegram, la France asservie
P a r M a t t T a i b b i *
Le lundi 21 octobre 2013, l’ambassadeur des États-Unis en France est convoqué au ministère des affaires étrangères. Le Monde vient de publier (1) divers extraits des révélations du lanceur d’alerte Edward Snowden qui mettent en lumière l’intercep- tion, en un mois, de « 70,3 millions d’enregistre- ments de données téléphoniques de Français » par l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) : une surveillance « à grande échelle ».
Premier ministre à l’époque, M. Jean-Marc Ayrault exige des « réponses claires » de Washington et insiste pour que les États-Unis travaillent avec la France à créer « les conditions de la transparence pour qu’il soit mis fin [à ces pratiques] ». En amont d’un rendez-vous avec le secrétaire d’État américain John Kerry, qui se trouve à Paris au moment de la publication des extraits, M. Laurent Fabius, alors ministre des affaires étrangères, bout de colère. Il convient, explique-t-il, de « s’assurer, très rapidement », que cette surveillance « totalement inacceptable » cesse. Une semaine plus tard, M. Kerry admet que l’espionnage américain « est allé trop loin » (2).
Environ dix ans avant l’arrestation par la France (le 24 août) de M. Pavel Durov, le fondateur de la messagerie Telegram, les dirigeants européens feignent donc l’outrage face au régime de surveillance de leur allié, qui a pris des proportions considérables sous la direction du vice-président Richard (« Dick ») Cheney (2001-2009). Après les attentats du 11-Septembre, de nombreux hauts fonctionnaires américains ont en effet décrété que le respect de la vie privée était un luxe qu’ils ne pouvaient plus se permettre de protéger. Ceux qui, aux États-Unis, restaient attachés à cette valeur – le plus souvent des progressistes – se réjouissaient alors que l’Europe couvre Washington de honte. Peut-être un tel traitement ramènerait-il leur pays à la raison ?
Quand l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel découvre que le gouvernement de M. Barack Obama fouine dans son téléphone portable en 2013 (3), elle déclare que « s’espionner entre amis, cela ne se fait pas ». En 2015, lorsque WikiLeaks publie un rapport intitulé « Espionnage Élysée » (4) dévoilant que Jacques Chirac ainsi que MM. Nicolas Sarkozy et François Hollande ont été visés, les progressistes américains applaudissent une nouvelle fois l’indignation française. Nombre d’entre eux se félicitent de la seconde tournée d’excuses que M. Obama se voit contraint d’adresser à M. Hollande par téléphone (la première avait eu lieu en 2013, à la suite des révélations du Monde). Il faut dire que, sur les captures d’écran mises en ligne par WikiLeaks, apparaissait noir sur blanc une entrée « FR PRES CELL » (FR[ench] PRES[ident] CELL [phone] : téléphone portable du président français). Un beau malaise dans la « communauté internationale »…
À l’époque, le fondateur de WikiLeaks, M. Julian Assange, est en liberté. Il explique que les États-Unis « procèdent à l’espionnage économique de la France depuis plus d’une décennie » : ils ont recours à des outils de surveillance afin de donner un avantage à
* Journaliste.
leurs banques, à leurs constructeurs automobiles et à leurs entreprises du secteur de l’énergie lors de la négociation de contrats. Selon WikiLeaks, ces pratiques ont déjà pris pour cible BNP Paribas, AXA, le Crédit agricole, Peugeot, Renault, Total, Orange, et même des associations agricoles. Cerise sur le gâteau, les informations obtenues ont été communiquées aux concurrents britanniques de la France.
Dix ans plus tard, l’indignation française s’est évanouie. L’Hexagone incarne même désormais la pointe avancée de la surveillance mondiale, se comportant comme le « caniche » des États-Unis. Il y a quelques semaines, la procureure de la République du tribunal judiciaire de Paris a rendu publique la liste des chefs d’accusation retenus contre M. Durov (5). Il en ressort que le gouvernement français exige de pouvoir mettre en œuvre une surveillance du même type que celle qui avait suscité son ire lors des incidents NSA-Snowden. Laquelle serait rendue impossible par Telegram, comme en témoignent quelques-uns des éléments d’accusation : « fourniture de prestations de cryptologie visant à assurer des fonctions de confidentialité sans déclaration conforme » ; « fourniture d’un moyen de cryptologie n’assurant pas exclusivement des fonctions d’authentification ou de contrôle d’intégrité sans déclaration préalable » ; « refus de communiquer, sur demandes des autorités habilitées, les informations ou documents nécessaires pour la réalisation et l’exploitation des interceptions autorisées par la loi ».
Peu de gens le savent en dehors des États-Unis mais, au cours des cinq dernières années, la vie politique américaine a été marquée par une bataille violente à propos de la censure numérique. Les bureaucraties mises sur pied par l’armée et les agences d’espionnage afin de contrer les communications en ligne de groupes comme Al-Qaida ou l’Organisation de l’État islamique (OEI) ont été mises à profit pour faire face à une autre « menace », intérieure cette fois. Ainsi la surveillance est-elle passée de l’antiterrorisme à l’« antipopulisme ».
Il n’est écrit nulle part qu’aux États-Unis la liberté d’expression garantie par le premier amendement de la Constitution doive être réservée aux entreprises, aux riches et aux puissants, comme MM. Durov et Elon Musk. Mais, sur les plates-formes privées que sont les réseaux sociaux détenus par des milliardaires, les citoyens américains ne disposent d’aucun premier amendement pour défendre leurs droits et sont donc exposés à la censure de leurs diffuseurs. Plutôt que de démanteler les quasi-monopoles tels que X, ou de créer un espace public en ligne, les autorités américaines souhaitent maintenir ces plates-formes sous contrôle privé, puisque de tels espaces leur permettent de contourner la législation sur les libertés individuelles.
Ainsi, aux États-Unis, si deux personnes échangent des documents dans un parc public, les agences fédérales du type Bureau fédéral d’investigation (FBI)
RENÉ MAGRITTE. – « Sans titre », 1956
n’ont pas le droit d’en prendre connaissance ou de les détruire. Toutefois, si ces personnes s’envoient les mêmes documents en ligne, l’État s’autorise à faire pression sur la plate-forme utilisée pour les obtenir. Les agences fédérales affirment qu’elles sont en droit d’exiger que les messages soient décryptés, ou supprimés, en cas de non-conformité avec les conditions d’utilisation. Si X, Telegram, YouTube ou encore Facebook étaient des services publics, l’État se mettrait hors la loi. Mais rien ne l’empêche de procéder de la sorte dans le cadre d’un espace de publication privé.
Tout cela n’a rien d’anecdotique. Peu après l’ar- restation de M. Durov, un Mark Zuckerberg de toute évidence en proie à la nervosité a écrit au Congrès américain, admettant qu’en 2021 des membres du gouvernement de M. Joseph (« Joe ») Biden avaient « exercé des pressions répétées sur [ses] équipes pen- dant des mois pour qu’elles censurent certains conte- nus relatifs au Covid-19, humoristiques et satiriques notamment (6) ». Le président-directeur général (PDG) de Meta a également déclaré avoir été mis en garde par le FBI, qui prétendait qu’un article de désinformation visant M. Hunter Biden, le fils du président américain, était d’origine russe. Dans un cas de censure sans pré- cédent aux États-Unis, Facebook et X ont tous deux restreint la diffusion de l’article en question, dont le contenu s’est pourtant par la suite révélé véridique.
L’affaire des « Twitter Files », une fuite dans la correspondance interne de X lorsque la société s’appelait encore Twitter, couverte par l’auteur de ces lignes, s’inscrit dans la même veine. Elle a mis en lumière les innombrables « requêtes » de suppression de contenu émanant des autorités américaines, avant l’acquisition de la plate-forme par M. Musk. Les courriels et textos diffusés ont levé le voile sur un FBI et un département d’État soucieux de contrôler le flux d’informations, qu’il s’agisse des « gilets jaunes », de M. Donald Trump ou encore du Brexit. Une génération plus tôt, outre-Atlantique, la population s’insurgeait en apprenant que le FBI avait envoyé une simple lettre à la maison de disques qui avait produit un tube du groupe de rap NWA dénonçant les violences policières (7). Or les « Twitter Files » ne faisaient pas la lumière sur une missive, mais sur des milliers.
La fermeté des États dans les conflits relatifs à la liberté d’expression en France, au Brésil, au RoyaumeUni et ailleurs a été présentée comme illustrant leur détermination à contraindre des milliardaires odieux
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et peu enclins à rendre des comptes à cesser de propager la haine et la désinformation. Mais aucune capitale n’a proposé d’approfondir la démocratisation d’Internet. Leur projet consiste en réalité à faire de la liberté d’expression un privilège sous contrôle privé, et à ériger les milliardaires qui détiennent les plates-formes en partenaires de la surveillance et de la censure d’État. Avec l’interpellation de M. Durov, la France apporte une contribution de poids au projet.
L’arrestation du fondateur de Telegram, coupable d’avoir « assuré le respect de la confidentialité » et gêné les « interceptions », a surpris les progressistes américains qui jubilaient il n’y a pas si longtemps de voir Paris s’opposer aux programmes de surveillance de Washington. En 2014, au moment même où les États-Unis essuyaient l’indignation suscitée par la mise au jour de l’espionnage de leurs alliés, M. Durov était forcé de quitter la Russie pour avoir refusé de fournir à Moscou des informations sur les utilisateurs de son réseau social VKontakte. Revient donc à la France, qui avait tenu tête à la NSA en 2013, l’insigne honneur d’être le premier pays européen à marcher dans les traces du président russe Vladimir Poutine…
Il est évident que les conceptions américaine et européenne de la liberté d’expression diffèrent. Aux États-Unis, le premier amendement établit que les citoyens jouissent naturellement de la liberté de culte, de presse et d’expression, ainsi que du droit de se réunir pacifiquement ; il restreint le pouvoir du Congrès sur ces droits « inaliénables ». Dans la tradition française, l’État est invité à jouer un rôle dans la quête d’un équilibre entre libertés individuelles et droit collectif à la sécurité.
Une troisième approche – celle qui émerge actuellement – combine ce que les deux précédentes options offrent de pire. Dans la plupart des pays, la liberté d’expression s’inscrira bientôt dans un environnement contrôlé par le secteur privé, et où la liberté des citoyens sera encadrée. Derrière les façades de ces entreprises, les espions qui farfouillaient il y a dix ans dans les communications privées des banques françaises ou de la chancelière allemande prendront pour cible les gens ordinaires, quel que soit leur pays, profitant des possibilités presque illimitées qu’offrent leurs « partenaires » privés en matière de surveillance et de manipulation. Les récents événements ne doivent pas être lus comme le rappel à l’ordre de milliardaires menaçants : ils participent à l’absorption de ces acteurs au cœur même de l’appareil d’État, sans possibilité pour le public d’obtenir des comptes. S’agit-il vraiment là d’un projet auquel la France veut contribuer ?
(Traduit de l’américain par Anne Albinet.)
(1) Jacques Follorou et Glenn Greenwald, « Comment la NSA espionne la France », Le Monde, 21 octobre 2013.
(2) « Espionnage : John Kerry reconnaît que les États-Unis sont allés “trop loin” », France 24, 1er novembre 2013.
(3) « Allegation of US spying on Merkel puts Obama at crossroads », The New York Times, 24 octobre 2013.
(4) « Espionnage Élysée », WikiLeaks, 29 juin 2015. (5) Communiqué de presse, parquet de Mme la procureure de la République, Paris, 26 août 2024.
(6) « Mark Zuckerberg just admitted three things », post de la commission judiciaire de la Chambre des représentants des ÉtatsUnis sur X, 27 août 2024.
(7) Jack Whatley, « The threatening letter the FBI sent to NWA », Hip Hop Hero, 27 octobre 2021.
SOMMAIRE
Page 2 :
« L’Amérique d’abord » ? – Courrier des lecteurs. – Coupures de presse.
Page 3 :
Où est passé l’inconscient ?, par Evelyne Pieiller.
Pages 4 et 5 :
Trois scénarios pour un attentat , par Fabian Scheidler. – BHL , trente ans de plus (S. H. et P. R . ).
Page 6 :
Pourquoi Moscou ne négocie pas, par Arnaud Dubien.
Page 7 :
Au Venezuela, une crise sans f in, suite de l’ar ticle de Christophe Ventura.
Pages 8 et 9 :
Kamala Harris ou l’illusion du changement, par Thomas Frank.
www.monde-diplomatique.fr
Pages 10 et 11 :
Bangladesh, aux racines du soulèvement, par Nafis Hasan.
Pages 12 et 13 :
Là où le cricket est plus qu’un spor t , par David Garcia.
Pages 14 et 15 :
L’histoire face aux manipulateurs, suite de l’ar ticle de Benoît Bréville.
Page 16 :
Pillage du patrimoine palestinien, par Olivier Pironet.
Page 17 :
En Israël, l’arbre est aussi un outil colonial, par Aïda Delpuech.
Page 18 :
Le Liban au cœur de la tempête, par Akram Belkaïd.
Page 19 :
Mystifications mitterrandiennes, par Thomas Deltombe.
Page 20 :
La France malade de ses institutions, par André Bellon.
Octobre 2024
Page 21 :
L’ar t de la dif famation politique, suite de l’ar ticle de Serge Halimi et Pierre Rimbert.
Pages 22 et 23 :
Le livre-marchandise, un danger écologique, par Claire Lecoeuvre.
Pages 24 à 26 :
LES LIVRES DU MOIS : « Quand tombent les montagnes », de Tchinguiz Aïtmatov, par Marina Da Silva. – « MANIAC », de Benjamín Labatut, par Baptiste Dericquebourg. – « Krazy Kat » et Ku Klux Klan, par Philipe Pataud Célérier. – Intelligences sous surveillance, par Christopher Pollmann. – Camarade Pablo Neruda, présent ! , par Carlos Pardo. – Histoires tordues, Amérique déglinguée, par Hubert Prolongeau. – Enquêtes sur un cauchemar, par Arnaud de Montjoye. – Dans les revues.
Page 27 :
Si chers concerts, par Jean-Christophe Servant.
Le Monde diplomatique du mois de septembre 2024 a été tiré à 200 714 exemplaires.