AOÛT 2021 – LE MONDE diplomatique
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Lobbys publicitaires contre la loi climat
PAR MARIE BÉNILDE *
CE 27 novembre 2020, à France Télévisions, les caméras du service public tournent une émission un peu spéciale intitulée « Les États généraux de la communication ». De Mme Mercedes Erra, présidente exécutive de Havas Worldwide, à M. Franck Gervais, ancien vice-président du groupe Accor et président de l’Union des marques, en passant par M. Gautier Picquet, président de Publicis Média, d’éminents dignitaires de l’industrie publicitaire sont réunis sur le plateau de « C à vous » pour une table ronde diffusée non pas sur France 5, mais sur les sites de leurs organismes professionnels. La journaliste de France 2 Marie Drucker joue les intervieweuses sous l’œil vigilant de Mme Marianne Siproudhis, directrice de la communication de France Télévisions et, parallèlement, présidente de sa régie publicitaire, également invitée sur le plateau.
On s’alarme à bas bruit : un projet de loi préparé par la ministre de la transition écologique, Mme Barbara Pompili, reprendrait tout ou partie des 149 propositions de la convention citoyenne pour le climat (CCC), dont 146 doivent être transmises « sans filtre au Parlement, au gouvernement ou au peuple français », ainsi que l’a promis le président Emmanuel Macron fin juin 2020. Le 7 décembre, pourtant, ce ne seront plus qu’« à peu près 40 % » de ces mesures que Mme Pompili annoncera sur Europe 1 transposer dans son texte. Oubliés, la réduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur les billets de train, les taxes sur les véhicules de plus de 1,4 tonne ou les 4 % pris sur les dividendes pour financer la transition écologique. Et bien sûr, enterrée, la réglementation de la publicité sur les produits les plus polluants.
Que s’est-il passé ? Une table ronde organisée en octobre 2020 par l’Union des entreprises de conseil et d’achat média (Udecam) permet de se faire une idée de l’intense pression exercée sur le législateur (1). Ce jour-là, M. Matthieu Orphelin, président de l’éphémère groupe Écologie démocratie solidarité à l’Assemblée nationale, détaille une mesure visant à « restreindre la publicité sur les produits les plus polluants » pendant dix ans à partir de 2022. « On commençait par les plus gros des 4x4, les plus gros des SUV. On a voulu ce débat à l’Assemblée nationale, et c’est là qu’on a pris en pleine face le lobbying à la papy », raconte-t-il lors de la table ronde. Comme pour confirmer ses dires, les arguments qui lui sont opposés par les autres invités brillent par leur subtilité : « Il ne faut pas interdire comme on peut le faire en Corée du Nord.
* Journaliste. Auteure d’On achète bien les cerveaux. La publicité et les médias, Raisons d’agir, Paris, 2007.
Vous allez paupériser encore plus des médias ultrafragilisés. Ces médias permettent de donner à des gens qui n’ont pas les moyens la gratuité », insiste ainsi M. Pierre Calmard, président de Dentsu Aegis Network France, l’une des principales agences d’achat d’espaces publicitaires, songeant probablement aux résultats opérationnels combinés des groupes M6 et TF1 (460 millions d’euros), qui projettent désormais leur fusion (2).
Même fibre populaire chez M. Olivier Altmann, président de l’agence Altmann + Pacreau : « On va augmenter les tensions sociales si on fait de l’écologie une sanction. Je préfère qu’on m’incite à acheter une voiture électrique par des mesures fiscales plutôt qu’on m’interdise d’acheter, de penser, de consommer. » L’essayiste transhumaniste Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo, également invité à l’Udecam, démontre, lui, sa fine compréhension des questions contemporaines : « Les écologistes remettent en cause l’économie de marché. Ils n’ont fait que reverdir les discours soviétiques. Ils proposent un monde gris, sans consommation populaire, voire inhumain. (…) L’étape d’après sera d’interdire les films et les livres qui ne sont pas écologiques. La publicité ne doit pas s’engager dans une logique décroissante. »
Quelque deux mois plus tard, aux « États généraux de la communication », Mme Aurore Bergé, rapporteuse du projet de loi climat et résilience, salue la « force économique, d’attraction et de prescription » de la publicité. « J’attire l’attention de celles et ceux qui voudraient interdire tel ou tel type de publicité sur le risque que cela pourrait engendrer ; tous les Français ne pourraient pas avoir accès à la diversité d’opinions des médias », prévient-elle, soucieuse de préserver l’audace éditoriale que permet notoirement la dépendance envers les annonceurs.
Loin de susciter un désir de babioles inutiles et polluantes, « la publicité est un instrument extraordinaire de la transition écologique », affirme M. Calmard. Dans un témoignage filmé pour la régie publicitaire du groupe Canal Plus, le 17 juin, Mme Emma nuelle Soin, présidente-directrice générale (PDG) d’Omnicom Media Group, avait pourtant fait un aveu éloquent : « Il faut qu’on soit honnêtes : la publicité ne stockera jamais de carbone et on va continuer d’en émettre. On ne sera pas le chantre de la marche écologique » – avant d’assurer que son métier consistait à promouvoir la transition vers une industrie décarbonée. Une confession superficielle, mais déjà trop hardie : dans la vidéo de son intervention, Canal Plus l’a délicatement supprimée.
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pour la télévision (4). L’organisme Kantar a évalué à 1,8 milliard d’euros les dépenses publicitaires brutes
BANKSY. – Sans titre, 2010
« La surexposition publicitaire n’est pas compatible avec les objectifs de réduction des gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici à 2030 », concluait la CCC. Avant le vote définitif de la loi, en juillet 2021, le texte assurait dans son exposé des motifs qu’il visait à « diminuer les incitations à la consommation en régulant le secteur de la publicité » et à « modérer l’exposition des Français à la publicité », en interdisant celle « pour les énergies fossiles qui sont directement responsables du changement climatique ». La communication en faveur de produits polluants reste pourtant autorisée dans le texte soumis à l’Assemblée, même si le Sénat a obtenu l’interdiction de celle pour des voitures consommant plus de 95 grammes de CO2 au kilomètre à partir de… 2028. Croisiéristes et compagnies aériennes pourront donc continuer de diffuser leurs messages promotionnels (3), et il suffira aux compagnies pétrolières de vanter leurs énergies « vertes » pour vendre leurs réseaux de stations-service. Les écrans numériques des vitrines commerciales seront non pas prohibés, mais soumis à l’autorisation du maire : un bon moyen d’empêcher les préfets d’agir en cas de recours des associations.
QUANT aux Sport Utility Vehicles (SUV), qui représentent 38 % de la demande française de voitures, 63 % des publicités automobiles dans la presse et la deuxième source de croissance des gaz à effet de serre dans le monde selon le Fonds mondial pour la nature (WWF), le malus leur sera épargné jusqu’à 1,8 tonne. Leurs carrosseries s’exhiberont encore longtemps sur les écrans et dans la presse, avec toutes les astuces de l’écoblanchiment, l’hybride servant de paravent à un véhicule gourmand en carburant et alourdi dans sa consommation par un double moteur électrique-essence.
en France pour les seuls SUV, contre 1,2 milliard pour les petits modèles citadins.
Par crainte de se mettre à dos la presse, la radio et la télévision, le gouvernement a donc opté pour des « chartes de bonne conduite » et des engagements volontaires des régies publicitaires sous la forme de « contrats climat » signés avec les annonceurs sous l’autorité du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Il s’agit de réduire les « communications commerciales » des produits et des services ayant un étiquetage attestant un impact négatif sur l’environnement. « Aucun contrôle robuste ni aucune sanction dissuasive ne seront retenus en cas de défaut sur ces engagements », souligne Greenpeace, qui rappelle que la totalité des amendements visant à encadrer les gaz à effet de serre des entreprises ont été déclarés irrecevables (5). La Cour des comptes et l’Agence nationale de santé publique ont pourtant montré que de tels « contrats », déjà en vigueur pour lutter contre la « malbouffe », n’avaient qu’un faible effet.
Alors que le Conseil d’État a jugé, le 1er juillet dernier, que de telles réglementations ne permettraient pas à la France de respecter l’accord de Paris sur les 40 % de réduction des gaz à effet de serre, les partisans de M. Macron se consoleront en tournant leur regard vers l’azur. Leurs vacances à la plage ne seront plus perturbées par les avions tractant des banderoles publicitaires : c’est la seule mesure ferme entérinée par la loi climat.
(1) « Les rencontres de l’Udecam », Altmann + Pacreau, Facebook Watch, 7 octobre 2020.
Ainsi le lobby publicitaire a-t-il triomphé. Pour obtenir la bienveillance des médias, il a fait circuler des chiffres extravagants. M. Antoine Ganne, délégué général du Syndicat national de la publicité télévisée, a estimé que les mesures de la CCC entraîneraient une chute de revenus de « 20 % à 30 % pour les médias », dont 1 milliard d’euros
(2) Lire Serge Halimi, « La publicité, c’est la liberté », Le Monde diplomatique, juin 1997.
(3) Seules les publicités pour des vols intérieurs pouvant être remplacés par des trajets en train de moins de deux heures trente seront interdites en 2022.
(4) Les recettes publicitaires des groupes TF1 et M6 ont reculé respectivement de 10,2 % et 11,5 % en 2020.
(5) « Loi climat : le rendez-vous manqué du quinquennat Macron », Greenpeace, 17 avril 2021, www.greenpeace.fr
SOMMAIRE
Août 2021
PAGE 2 :
Je te salue, vieil océan ! – Courrier des lecteurs. – Coupures de presse. PAGE 3 :
Race et classe, le chaudron latino-américain, par EZEQUIEL ADAMOVSKY. PAGES 4 ET 5 :
L’Union chrétienne-démocrate, ou la droite allemande élastique, par RACHEL KNAEBEL. – Des organisations internes (R. K.). – La voix de l’industrie (R. K.). PAGE 6 :
Tempête sur la Banque du Liban, par ANGÉLIQUE MOUNIER-KUHN. PAGE 7 :
#MeToo secoue le monde arabe, par AKRAM BELKAÏD. PAGES 8 ET 9 :
Aux États-Unis, le complotisme des progressistes, par THOMAS FRANK.
PAGES 10 ET 11 :
Au milieu de nulle part, sur le fleuve Paraguay, par LOÏC RAMIREZ.
PAGES 12 ET 13 :
Doit-on craindre une panne électronique ?, suite de l’article d’EVGENY MOROZOV.
PAGES 14 ET 15 :
Ces soldats américains envoyés combattre les bolcheviks, par MICHAEL M. PHILLIPS.
PAGES 16 ET 17 :
En Russie, une passion pour les talk-shows, par CHRISTOPHE TRONTIN.
PAGE 18 :
L’Institut Tony Blair, un business africain, par RÉMI CARAYOL. PAGE 19 :
De la gauche et de l’art, par EVELYNE PIEILLER.
www.monde-diplomatique.fr
PAGES 20 ET 21 :
La voix discordante des reporters anticolonialistes, par ANNE MATHIEU. PAGES 22 ET 23 :
« Fellini est plus grand que le cinéma », suite de l’article de MARTIN SCORSESE. PAGES 24 À 26 :
LES LIVRES DU MOIS. « Revenir à Naples », de Paco Ignacio Taibo II, par CHARLES JACQUIER. – « La Mort moderne », de CarlHenning Wijkmark, par XAVIER LAPEYROUX. – Wang Bing, le passeur, par PHILIPPE PATAUD CÉLÉRIER. – Poètes de la solitude, par CARLOS PARDO. – La pire trahison (E. P.). – Guerres sans fin, par PHILIPPE LEYMARIE. – Ce que penser veut dire, par JEANMARIE CHEVALIER. – Dans les revues. PAGE 27 :
Un rêve épique et prolétarien, par FRANÇOIS ALBERA.
Le Monde diplomatique du mois de juillet 2021
a été tiré à 216 035 exemplaires.